Conte de Yakoutie . La Bénédiction du Grand Mélèze

Chez les Yakoutes, on dit que l’Arbre-Monde est la demeure du Créateur et de la Déesse d’Or. Le Grand Mélèze, Ar Koudouk, figure l’échelle empruntée par les chamans pour naviguer de notre monde jusqu’aux profondeurs et aux régions célestes. Avec les hommes, il porte chaque destin sur chacun de ses feuilles.

On raconte qu’au centre de tout, au nombril-montagne du monde, au milieu d’un lac de lait, poussa le plus beau de tous les arbres de la terre. Il était à lui seul une forêt portée par un tronc unique, ses huit branches s’élançaient vers les horizons, sa cime se perdait dans les étoiles et ses racines plongeaient dans des royaumes souterrains. Il était solitaire depuis des temps sans âge, savourant les fruits des trois mondes.

Un jour, un jeune homme à la tunique immaculée gravit la pente de la montagne, traversa le lac de lait et s’agenouilla au pied de l’arbre avec un grand respect.

– Esprit de l’Arbre-Forêt, j’ai beaucoup marché pour arriver jusqu’à toi. J’ai posé mes pas dans la fourrure de lapin-blanc qui tombe en flocons du ciel. J’ai vu des canards deux par deux, des couples de grands rennes. J’ai observé les écureuils, les renards, les hermines. J’ai vu les ours et les loups. Chacun est pour l’autre un compagnon. Et leurs petits dansent. MA joie était si grande de venir jusqu’ici, je l’ai brûlée en mesurant combien j’étais seul. Existe-t-il en ce monde un être avec qui je puisse parler et partager une même vigueur ? Même le rat musqué a de la tendresse à offrir avec son museau. Fais comme bon te semble, mais bénis-moi et ôte-moi ce lourd fardeau.

Le jeune homme passa toute la nuit la tête posée sur l’écorce d’or, mouillant de ses larmes le tronc doré. Au matin, un voile bleuté telle une nuée descendit de l’arbre. L’écorce se fendit, sa résine d’or coula, sa sève d’argent transpira et une forme émergea : une tête, un cou, des seins, un ventre blond. Les yeux brillaient d’une douceur incomparable, les cheveux flottaient au vent, la voix semblait de miel.

– Sais-tu d’où tu viens ? dit-elle.

– Non, Si je venais du ciel, j’aurais des ailes ou du givre sur mes cheveux. Si j’étais né là où je marche, j’aurais de l’herbe sur ma peau. Si j’étais sorti de terre, je serais fait de limon. Non, je ne sais pas d’où je viens.

– Tu appartiens aux trois mondes. Tu es comme cet Arbre-Forêt à qui tu as offert ton eau et tes prières. Tu as la tête qui point vers les confins des mondes et les pieds posés sur la terre. Un être doté de racines profondes qui puise l’énergie des univers.

Après quoi la jeune fille née de l’Arbre lui dit qu’il ne serait plus jamais seul désormais, que, premier de sa sorte, il était l’ancêtre de tous les hommes à venir, le premier-né, le fils du roi du Ciel et de l’essence de l’Arbre-Forêt.

Souple, elle sortit tout entière du tronc du Grand Mélèze, et ils s’effleurèrent, faisant frémir les feuilles. Quelque part, des myriades d’âmes curieuses et impatientes d’explorer le monde soupirèrent, tels des bourgeons près d’éclore.

 

Notes :

La Yakoutie se trouve au Nord-Est de l’Asie et fait partie de la Russie. Si le Nord est l’univers de la toundra arctique, la zone la plus méridionale est couverte par les forêts de la taïga constituées à 90 % de mélèzes. Cette caractéristique génère des contes sur le mélèze tel que celui-ci.

Source :

Fischmann Patrick, 2016, Contes des sages gardiens de la terre, Illustrated édition., Paris, SEUIL, 240 p.