La fille du pays des songes froids

conte d’Europe centrale

Cet homme c’était un seigneur, un chasseur, un prédateur. Ce jour-là, avec ses compagnons, il poursuivait une renarde. On était à la limite du monde connu, après la croix de pierre, commençait le Pays des Songes Froids, un pays de brumes où on n’allait jamais. Et la renarde passa sous la croix et plongea dans le pays des songes froids. Les chasseurs s’arrêtèrent, mais le Seigneur força son cheval à traverser la frontière et se retrouva seul dans une terre de roches et de bruyères. La renarde bondissait avec souplesse, puis dans un banc de brouillard elle disparut ; mais à sa place ce fut une femme qu’il vit. Elle courait aussi légère, flottant au-dessus du sol, elle courait et riait. Le chasseur mit son cheval au galop, la poursuivant, jetant sa main vers elle pour la retenir ; à un moment il approcha la tête de la fille, mais ce ne fut que sa coiffure qu’il saisit « Ah je n’ai que ta coiffe, la prochaine fois c’est toi que j’aurai ! » Et il mit le morceau de tissu dans sa poche, s’apercevant que son cheval était fatigué, il lui fit faire demi-tour et repassa sous les bras de la croix.

Revenu dans son manoir le Seigneur mit la coiffe dans un coffre et s’occupa de sa réception du soir : il avait invité ses compagnons de chasse. « Alors tu as tué quelque chose au Pays des Songes Froids ? » « J’ai un trophée, mais je ne vous le montrerai qu’après le repas ». Alors on but et on mangea, on rigola, puis « J’ai coursé une femme, je n’ai que son bonnet, mais elle ne perd rien pour attendre » Le Seigneur ouvrit le couvercle de son coffre. Alors du coffre monta une tête, la tête de la fille avec sa coiffe, monta et monta cette tête et se postant devant le seigneur « Tu as voulu me prendre, c’est moi qui te poursuivrai maintenant, toute ta vie » L’homme fit un pas sur la gauche, le visage se déplaça vers la droite. L’homme fit un pas vers la droite, le visage se déplaça vers la gauche. L’homme recula, le visage avança. L’homme se détourna, le visage le contourna. Bientôt ce fut une débandade de chasseurs affolés qui couraient dans les couloirs du manoir, et ce visage toujours suivait.

Quelqu’un dit « Il faudrait faire venir les moines ». On alla chercher les moines du monastère, ils étaient réveillés. Maintenant dans la salle du festin trois moines priaient, les chasseurs et les serviteurs se tenaient cois, le Seigneur tremblait, le visage de la femme flottait et suivait tous ses mouvements. Les moines psalmodiaient, mais le visage restait ! « Il faut que cet homme tienne dans ses bras un petit enfant, dit un religieux » . Mais qui aurait envie de confier son enfant à cet homme-là ? Le Seigneur eut beau demander, supplier, personne ne voulait lui prêter son enfant ! Enfin sa servante dit « Je veux bien vous confier mon petit garçon juste cette fois là, mais il faudra qu’il devienne votre héritier » Le seigneur promit. Maintenant il y a un tout petit enfant qui dort la tête dans la poitrine poilue du seigneur, les moines psalmodient. Alors la tête s’efface, s’étiole, puis disparait. Au bout d’un moment la nuit s’éclaircit, le coq chanta, l’enfant s’éveilla et chouina vers sa mère. Le manoir était délivré de ce cauchemar.

D’après un conte d’Europe Centrale. Raconté par Henri Gougaud « L’arbre à Soleils », Ed. Seuil, 1979. pp 332-334.