Conte chinois . Li-Ti-Fô

Li-Ti-Fô, le vieux marchand de fard, est aussi riche qu’un mandarin, mais on le dit plus avare que l’hiver, yah !
Retiré tout le jour en sa maison de laque, il compte, compte et recompte sans fin ses taëls et ses sapèques; malheur aux pauvres qui franchissent pour mendier le petit pont qui mène à sa porte ! Il leur jette à la tête sa chaise d’ivoire; nul ne l’aime et nul ne lui parle ; la marchande de thé, sa voisine, dès qu’elle le voit lui tire la langue; les jeunes filles qui passent ; il vit seul et sombre en compagnie de ses trésors ; les lettres le méprisent et le peuple le hait.

Li-Ti-Fô n’est pas seulement avare, il a le cœur aussi dur que le fruit de l’arbre tsing-wa. Sa petite femme est morte des coups de bambou qu’il lui donnait; son fils au front de jade l’a quitté de désespoir ; le vieil aspic le nourrissait d’un grain de riz par jour, ce qui n’est point assez, yah !
Bien des lunes ont brillé depuis cette époque et le fugitif n’est pas revenu ; Li-Ti-Fô songe parfois à lui quand le soir tombe mai sans espérer son retour.

Tout se tait ; la nuit brodée de nuages couvre le fleuve où sont les jonques et la ville aux toits de porcelaine ; le vieil avare dort en sont lit d bambous ; la seconde vieille vient de s’écouler ; le coq d’or a chanté trois fois.

Tout à coups, ting tang ! Ping pang ! le gong de la porte résonne Li-Ti-Fô se réveille brusquement ; il allume une lanterne de couleur, revêt sa robe semée de dragons jaunes, met ses pantoufles recourbées, puis descend les marches peintes de son escalier.

– Qui frappe ? Interroge-t-il avant d’ouvrir.
– Un voyageur, réplique-t-on du dehors, qui demande à goûter le fruit savoureux de ton hospitalité.

Li-Ti-Fô n’est pas hospitalier ; il n’a jamais hébergé même un papillon.

Que le dieu Tao-Tsée te conduise, déclare-t-il aigrement, l’on ne reçoit point ici de voyageurs.

Mais la voix reprend à travers la porte:

– Ouvre-moi, vieillard fleuri, je suis riche et je te paierai mon gîte avec une poignée de perles si brillantes qu’elles te sembleront des morceaux d’étoiles !

A ces mots, Li-Ti-Fô se déride ; son regard s’allume… Il ouvre, et d’un ton devenu caressant comme un rayon de lune: « entre, dit-il, entre vite… ; je te prenais pour un voleur ; mais, puisqu’il n’en est rien, que la fleur de ta présence embaume cette demeure  »

L’inconnu paraît : c’est un jeune homme robuste, à la taille élancée comme celle du jeune saule ; un voile brodé d’argent couvre ses yeux et son front ; ses vêtements cousus de pierreries le font étinceler comme une grande flamme … Li-Ti-Fô le salue, puis l’introduit…

– Assieds-toi, continue-t-il en lui présentant son meilleur siège ; voici du riz, des pastèques ; voici du vin sucré qui vient de Kiang ; bois selon ta soif, mange selon ta faim ; tu te reposeras ensuite sur ce lit orné de nattes éclatantes.

– Vieillard fleuri, répond l’étranger, merci de ce bon accueil…. Il fait s’épanouir en moi le lotus mystérieux de l’allégresse… Tiens ! prends cette bourse pleine d’émeraudes ; elle te prouvera ma gratitude … Prends et ne crains point de me gêner … Les trésors qui me restent encore suffiraient à payer les rives du fleuve Jaune depuis l’an-Hoëï jusqu’au Kang-Sou !

Li-Ti-Fô saisit avidement le sachet rebondi…

– Que le dieu Tao-Tsée , dit-il, criblle de ses bénédictions ta tête parfumée ! … Un tel excés de générosité m’enchante … Ah ! quitte un instant ce voile, que je puisse repaître ma vue de ton bienveillant visage !

– Dispense-m’en, car il recouvre une blessure encore fraîche…
Je te le montrerai demain si tu le désires… Pour ce soir, laisse-moi dormir ; la fatigue aux ailes de plomb m’écrase de son poids.

Li-Ti-Fô salue de nouveau, puis se retire et regagne sa couche.

Mais ses yeux ne sauraient retrouver le sommeil. Il repasse en sa tête ce qu’l vient de voir et d’entendre ; une sorte de fièvre le brûle… Il approche de la lumière les émeraudes et les examine…  Dieu ! les belles pierres précieuses ! elles sont presque aussi grosses que des œufs d’hirondelle …. Quel homme est donc son hôte, qu’il puisse ainsi payer l’abri d’une nuit ? Ses poches doivent contenir de bien éblouissantes merveilles ?… Pourtant il n’a point d’armes…

Toutes ces pensées glissent dans son esprit, comme sur une eau noire des jonques silencieuses …

– Oh ! le méchant homme ! le méchant homme! que va-t-il faire ?

Il se lève et remet sa robe semée de dragons jaune ; il pousse le store de la porte et sort à par furtifs .. Pourquoi ce sabre étoilé brille-t-il en sa main ? …

Doucement, doucement le voilà qui pénètre dans la chambre où le voyageur le malheureux dort d’un profond sommeil son voile ne l’a pas quitté ; l’on ne voit que sa bouche où voltige un sourire léger comme un oiseau.

Li-Ti-Fô s’avance, s’avance vers lui, et … yah ! lui plonge d’un seul coup son sabre dans la gorge !

Haho ! haho ! le jour doré s’est élevé. On entend les clochettes des marchands qui passent dans la rue ; les enfants sur le seuil des boutiques jouent gaîment au jeu des anneaux entrelacés ; les bronzes secouant leur cymbales, commencent leurs quêtes importunes ; les mandarins décorés d’un bouton de cristal se rendent en foule au palais du Fils du Ciel.

Mais pourquoi cet attroupement devant la mmaison de Li-Ti-Fô ?

Un filet de sang rouge filtre au bas de la porte un filet de sang rouge qui descend, descend vers la rivière, noyant les fourmis dans sa route.

– Haho ! répète la foule épouvantée, qu’on aille chercher le magistrat !

Le magistrat arrive et frappe.
Ping pang ! Ting tang !
Mais personne ne répond.

– Brisez la porte commande-t-il.

Le passage ouvert, il entre suivi d’un serviteur qui porte les tablettes de la loi.

Haho ! Quel spectacle dans la première salle !

Le magistrat frissonne ; la vue du cadavre de l’inconnu le fait reculer celui-ci repose toujours sur le lit orné de nattes éclatantes le voile qui cachait ses traits gît tout sanglant à terre ; son cou lamentablement troué laisse échapper le filet de sang rouge qui coule au dehors.

Li-Ti-Fô, l’oeil hagard, accroupi près de lui chante d’une voix douce :

 

Le rossignol soupire dans les pêchers en fleurs ;
Les étoiles là-hait l’écoutent et sourient ;
Dors, mon fils, on te donnera de beaux colliers de jade !


Par moments, ils s’arrête, trempe sa main dans le sang, la secoue d’un air pensif, éclate de rire, puis, tout à coup, reprend :

 

Le rossignol soupire dans les pêchers en fleurs ;
Les étoiles là-hait l’écoutent et sourient ;
Dors, mon fils, on te donnera de beaux colliers de jade !


– Haho ! haho ! dit le magistrat subitement éclairé saisissez ce vilain marchand qu’on le mène en prison sur l’heure il a tué son fils.

 


Source :

Didier L., 1887, " Li-ti-fô ", La Tradition : revue générale des contes, légendes, chants, usages, traditions et arts populaires, 1887, La tradition, no 3, p. 71‑74.
p. 71-74