Les deux voleurs

 

Deux amis, l’un derviche et l’autre marchand, voyageaient de compagnie. Surpris par un orage, ils entrèrent dans un couvent de chrétiens et y demandèrent l’hospitalité. Les moines leur prêtèrent leurs vêtements et leur servirent un excellent repas auquel ils firent honneur, bien entendu.

  • Vous resterez ici à coucher, dirent les gens du couvent.
  • Nous resterons, répondirent le derviche et le marchand.

Au milieu de la nuit, les deux hommes se réveillèrent.

  • Dors-tu, ami ?
  • Dors-tu, ami ? se demandèrent-ils en même temps.
  • Si nous volions les vases d’or du monastère ?
  • J’avais la même idée.
  • Levons-nous sans bruit.
  • Levons-nous !

Les deux amis prirent les vases d’or et d’argent et sortirent du couvent sans être remarqués.

  • Qu’allons-nous faire de ce trésor ? Demanda le derviche.
  • Je l’enterrerai sous une dalle de la Koubba de Sidi-Mohammed ; lorsque l’un de nous voudra y toucher, il ne pourra le faire qu’en présence de l’autre.
  • Tu parles bien mon ami ; c’est convenu.

Le marchand cacha les vases d’or sous une dalle de la chapelle, et peu après il se maria et il eut deux enfants.

Un jour, il voulut acheter une maison et, sans prévenir son ami, il alla prendre le vase le plus précieux et le vendit. Puis il retourna d’autres fois encore à la cachette, si bien que le derviche le surprit un jour occupé à enlever l’un des vases d’or.

  • Donne-moi la moitié de ce que tu as tiré de ta vente, dit le derviche. Il manque dix des vases.
  • Tu te trompes, ami, je n’en ai vendu
  • Mais il y en avait trente !
  • Je t’assure que tu t’es trompé en les comptant.
  • Alors tu ne veux pas partager ?
  • C’est bien !

Et le derviche s’en alla.

Le lendemain, il alla trouver l’un de ses amis qui était chasseur.

  • Prends-moi deux jeunes oursons, dit-il.

Le chasseur lui apporta les deux petits ours et le derviche les enferma dans sa chambre avec une statue représentant exactement le marchand. Puis il accoutuma les animaux à venir prendre leur nourriture dans la main de la statue. Lorsque les oursons furent habitués à ceci, le derviche alla chez le marchand.

  • Mon amis, viens ce soir avec tes deux enfants ; je t’offrirai un excellent repas.
  • Bien, tu oublies ce que tu me reprochais l’autre jour !
  • Je l’avoue, je me serai trompé ; n’en parlons plus !

Le marchand vint à l’heure convenue, le repas fut fort joyeux et se prolongea tard dans la nuit.

  • Mon ami, tu ne peux songer à retourner chez toi. Passe la nuit dans ma maison ! dit le derviche.

Et il donna une chambre au marchand et à ses deux enfants

Mais dès que l’homme fut endormi, son ami prit les deux garçons et les enferma dans un endroit caché. Puis il mit les deux oursons à côté du marchand.

  • Où sont mes enfants, demanda ce dernier à son réveil ?
  • Ne sont-ils point avec toi ?
  • Non, il n’y a que deux petits ours.
  • Deux ours ? grand Dieu ! Quel crime as-tu donc commis que tes fils aient été changés en animaux ?
  • Rends-moi mes enfants, te dis-je !
  • Prend-les, puisque ce sont maintenant des oursons !
  • Je porterai plainte devant le cadi !
  • A ton loisir, ami !

Le marchand alla trouver le juge.

  • Seigneur cadi, mon ami le derviche a pris mes deux fils et refuse de me les rendre.
  • Est-ce vrai ? demanda le juge.
  • Par une punition du Ciel, sans doute, ses enfants ont été changés en ours. Venez chez moi et vous vous en convaincrez.

Le juge et le marchand allèrent chez le derviche. A peine les petits ours eurent-ils vu le marchand qu’ils coururent vers lui et lui léchèrent les mains.

  • Eh bien ! demanda le derviche, n’avais-je pas raison ?
  • En effet, ces animaux reconnaissent leur père. Marchand, tu as tort !

A peine le cadi fut-il parti, que l’homme tomba aux genoux du derviche.

  • Mon ami, e suis coupable. ‘ai pris dix vases d’or dans la cachette ; e te donnerai la moitié de ce que ‘en ai tiré ; mais prie Dieu avec moi pour qu’il rende à mes enfants leur forme naturelle.
  • Reviens demain et nous prierons, dit le derviche.

Le jour suivant tous deux se mirent en prières.

  • Allons voir maintenant si Dieu nous a exaucés !

Ils allèrent dans la chambre et y trouvèrent les deux enfants.

  • Béni soit Dieu ! dit le marchand. Il m’a rendu mes fils !
  • Et que ceci te serve de leçon ! murmura le derviche.

 

Conter à Alger en 1881 par Ahmed Ben-Youssef, le taleb.

Source Revue Tradition 1907 Publié Par Henry -Carnoy dans la série « Contes arabes »