ATU 403
Image (a Vieille femme grotesque peinte par Quentin Metsys vers 1513 )
HISTOIRED’UNE JOLIE FILLE
Conte bordelais
Dans les environs de Bordeaux, vivaient autrefois un veuf et une veuve. Ils se marièrent ensemble. Le mari, qui s’appelait Jean-Pierre, avait une fille fort jolie et un garçon charmant.
Sa femme, la Bernarde, n’avait qu’une fille, mais si laide qu’aucun garçon ne lui faisait la cour et ne la désirait pour femme.
La marâtre était fort jalouse et ne pouvait voir, sans dépit, sans colère, les beaux enfants de son mari.
Un jour, Robert, le fils de Jean-Pierre, dit à son père :
— Je ne veux plus rester à la maison. Je suis trop malheureux. Il n’est pas de jour, où celle que vous m’avez donné pour mère, ne me fasse souffrir. Je vais aller de ville en ville pour chercher du travail.
Il part, et après avoir longtemps voyagé, couru maintes aventures, il entre dans une grande ville. Un magnifique château s’offre à sa vue. Il frappe à la porte. C’était le palais du roi.
— Que désirez-vous ?
— Je demande de l’ouvrage.
On le conduisit devant le roi, un brave homme de roi, très accueillant pour les petites gens.
Le roi, frappé de sa beauté, le prend à son service, en fait son valet de chambre. Il le voyait à toute heure, et, plus il le regardait, plus il le trouvait charmant et distingué.
— Sire, lui dit-il un jour, ma soeur est encore plus belle que moi.
— Va me la chercher, répondit le roi.
Robert obéit. Le lendemain il était rendu chez son père.
— Je viens chercher ma soeur. C’est l’ordre du roi.
— Ta soeur n’ira point toute seule avec toi. Il y a trop de dangers,
répondit la marâtre. Je vous accompagnerai.
Jeannette – c’était le nom de la jolie fille — se para de ses plus beaux atours. Elle était plus belle que le soleil. On ne pouvait la voir Sans l’admirer, ni sans l’aimer, car elle était bonne et douce.
Les voilà partis tous les trois.
En route, les deux femmes s’arrêtèrent sur le bord d’un ruisseau, tandis que Robert continuait sa route vers le château. C’était au mois de juin, et il faisait chaud. L’eau était claire, unie comme un miroir, et Jeannette contemplait son image sur la calme surface de l’eau. Tout à coup, une voix se fait entendre.
— Que dit cette voix ? dit Jeannette.
— N’entendez-vous point ? répondit la Bernarde, c’est votre frère qui vous dit : « Arrache-toi les deux yeux, et jette-toi dans le ruisseau. »
Jeannette reculait, effrayée, mais le désir de voir son frère la rappela vers le bord.
— Pourquoi hésiter ? dit la marâtre. Allons, je vais vous aider
.
D’une main preste et allègre, elle arracha les deux beaux yeux tandis que la belle enfant disparaissait sous les eaux.
— C’est fini, maintenant, bien fini, fit la marâtre, et toute sa joie éclatait dans cette exclamation haineuse.
Elle savait, en effet, qu’un poisson monstrueux habitait le ruisseau, et faisait sa nourriture de tout ce qui tombait dans la rivière. Mais, pour cette fois, il n’en fut point ainsi. Maître poisson s’approche et rassurant la jeune fille :
— N’aie point peur, belle princesse. Je ne te dévorerai point. Tu resteras à côté de moi; me tenant compagnie, je serai ton ami, ton protecteur.
Pendant ce temps, la marâtre avait couru chez elle, et, revêtant sa fille, Lénarde, de ses plus beaux vêtements, elle la présenta au roi.
Robert venait justement d’arriver.
— Comment, s’écria le monarque en courroux, est-ce là ta soeur, la belle fille dont tu m’avais parlé ?
Malgré toutes ses dénégations, il le fit jeter en prison par ses gardes.
— Et vous, dit-il, à la Bernarde, restez au château avec votre fille. Vous ne manquerez de rien.
La marâtre, qui était fine et rusée, prenait chaque jour plus d’empire sur le faible esprit du monarque. Au bout de quelque temps, une marchande de pommes passa près du ruisseau où Jeannette vivait en compagnie du maître des eaux. Elle entendit des plaintes, des gémissements. La marchande crut d’abord que ces murmures n’étaient que le bruissement des roseaux agités par la brise. Mais en se baissant sur le bord de l’eau, pour saisir une fleur, elle aperçut une jeune fille fort belle bien que dépourvue de ses deux yeux. C’était Jeannette qui lui raconta son histoire. Il lui était impossible de quitter la rivière, puisqu’elle n’avait plus ses deux yeux emportés par la Bernarde.
— Consolez-vous, ma mie, dit la marchande toute émue. Je me rends au château et vous rapporterai vos yeux qui ont fait tant de jaloux. C’est une action abominable d’avoir ainsi détérioré une si jolie personne !
La marchande part et la voilà bientôt rendue devant le château. De toutes ses forces, elle criait, en se promenant devant la façade’:
— Qui boou de las poumes, de las poumes renettes ?
La reine était justement devant la fenêtre. Ces belles pommes lui font envie. Elle fait appeler la revendeuse.
— Combien les pommes, ma bonne femme ?
— Elles ne sont ni pour vendre, ni’ pour donner, répondit-elle. Mais je les échangerai bien volontiers contre un oeil.
— Un oeil, s’écria la reine toute surprise, je n’en ai point à vous donner, et quant aux miens je tiens à les garder.
La fille de la marâtre dit alors à sa mère :
— Donne-lui l’un des yeux de ma soeur, puisque tu n’en fais rien. L’échange se fit.
La marchande, toute joyeuse, courut au ruisseau.
— Voilà l’un de vos yeux, ma belle enfant, voilà l’un de vos yeux.
Combien Jeannette fut contente ! Bientôt elle pourrait revoir la lumière du jour et les chères personnes qu’elle aimait.
Le lendemain, la marchande, portant à la main une banastre pleine de poires, criait de sa plus belle voix, devant le palais du roi :
— Qui boou de les pères, de les bêles pères ?
— Qui veut des poires, de belles poires ?
Comme la veille, la reine était à sa croisée.
— Combien vos poires, marchande ? dit-elle, alléchée par la chair succulente de ces beaux fruits.
— Elles ne sont ni pour vendre, ni pour donner, répondit encore la revendeuse, mais pour un oeil, Madame, je vous céderai mes poires.
L’échange se fit dans les mêmes conditions, et la revendeuse, agile comme la langue des revendeuse des Halles bordelaises, fut aussi- tôt rendue près du ruisseau.
Jeannette, qui entendit le cri de la marchande, demanda alors à son maître de lui permettre de faire l’essai de ses yeux, et de se chauffer au soleil. Le Poisson ne voulut rien entendre. Il se rendait bien compte que sa belle compagne cherchait à se sauver.
— Mon ami, lui dit-elle, alors de sa voix la plus caressante, laissez-moi aller au château du roi pour voir mon frère.
Le Maître des eaux se laissa toucher par ses larmes.
Jeannette part, arrive devant la porte du château. Sur un arbre elle aperçoit une colombe.
— Petite paloumette, s’écria notre belle enfant, dis-moi si mon frère est ici.
Une voix sourde et douloureuse lui répondit :
— Ton frère est aux galères, aux galères.
Cependant les officiers du palais, ayant aperçu Jeannette, allèrent dire au roi qu’une jeune fille, fort jolie, passait tous les soirs devant la porte du château en appelant son frère.
— Faites-la venir, ordonna le roi.
— Elle se cache, et puis, agile comme une gazelle, elle se sauve.
— Allez, amenez-moi cette belle enfant, ou je vous jette au cachot.
Jeannette serrée de près — elle redoutait sa marâtre — couverte d’un mantelet, comme d’un lasso, fut conduite devant le monarque.
Elle lui raconta ses aventures.
Le roi la trouva si belle qu’il en devint amoureux.
— C’est vous qui serez la reine, dit-il.
Robert, tiré de prison, reconnut sa soeur. Il dévoila toute cette intrigue.
La Bernarde fut chassée avec sa vilaine fille, qui toute couverte de haillons, revint à son pauvre logis. Elles moururent peu de temps après, dans la misère et dans la honte, haïes de tous.
Le roi épousa Jeannette et fit de Robert son premier ministre.
Les époux royaux vécurent longtemps, bien longtemps; ils eurent
de nombreux enfants.
E cric e crac
Moun counte es acabat.
ATU 403. Conté par Madame Barre, en février 1912. In : REVUE DES TRADITIONS POPULAIRES N° 228