Dictionnaire de la Littérature Orale

Fonction

« La fonction doit être comprise comme un acte des personnages, défini du point de vue de sa signification pour le déroulement de l’action du conte considéré comme un tout » (V. Propp)

Vladimir Propp s’aperçoit, à la suite des ouvrages de Joseph Bédier, que sous la variété des contenus, en principe illimités, des motifs du conte populaire, certaines constantes se manifestent.

Par une série de réductions, il isole les éléments premiers, invariants de l’histoire : les fonctions. Chaque fonction est notable par un nom d’action, et Propp aboutit à la définition suivante  : « La fonction doit être comprise comme un acte des personnages, défini du point de vue de sa signification pour le déroulement de l’action du conte considéré considérée comme un tout ». La fonction est donc l’acte qui a des répercussions directes ou retardées sur la suite du récit.
Les fonctions clés, tendant à s’articuler en séquences ternaires (comme les recherches de Claude Brémond vont mettre en lumière) lieux d’une alternative, d’un affrontement des possibles.

Toute séquence, pour être complète, a un début : situation ouvrante impliquant une possibilité d’action, un milieu qui est l’actualisation ou la non – actualisation de cette possibilité, une fin qui présente la conséquence positive ou négative :

Possibilité de lutte = Lutte  = Victoire ou défaite ou alors Pas de lutte

Le conteur a le choix à tous les niveaux de l’action, il peut remplacer la lutte par une négociation, la victoire  par une défaite. Si le conteur choisit toujours dans la perspective du héros la victoire après la lutte, c’est un choix esthétique qui est devenu l’archétype du genre : le héros du conte merveilleux a toujours un destin ascendant.

L’impact de « la morphologie » du conte de Propp sur l’étude du récit est comparable à celui du « cours général de linguistique » de Saussure sur la linguistique. Avant Propp les analyses de récits se limitaient par exemple à l’étude de l’histoire des mots utilisés dans un texte ou à la classification des motifs et personnages. L’invention de Propp et du formalisme russe fut de considerer la signification relationelle d’un élément et non pas son contenu isolé et « immédiat ». « Le mot morphologie signifie l’étude des formes » (Propp 65:6). Comme on le verra, ces formes – tirées d’un corpus de 100 contes merveilleux russes – se définissent par la fonction qu’elles ont par rapport à l’intrigue.

Comme Propp s’intéressait aux parties constitutives des contes, à leurs relations entre elles et avec l’ensemble, il lui fallait d’abord définir la notion d’élément constitutif. Le récit ayant une structure événementielle, les constituantes ou « valeurs constantes » les plus importantes sont des actions qui ont une fonction par rapport à l’ensemble de la structure d’action. On les appelera fonctions. Autrement dit, une fonction est un acte (d’un personnage) qui gagne sa signification par sa contribution qu’il a dans le déroulement de l’action du récit entier. Propp a dégagé (défini) 32 fonctions (ou actions) de base invariables qui apparaissent dans le récit populaire russe. Ces fonctions doivent apparaître dans le conte suivant un ordre préscrit, mais certaines peuvent ne pas y figurer. Une deuxième classe de valeurs constants englobe les rôles. gif Il y a sept rôles ou (archétypes d’acteurs) qui peuvent éxécuter certaines fonctions: Le méchant, le donateur, l’ auxiliaire magique, le matador, le héros, le faux héros et la princesse (cf. Propp 65,p.102-104). Les fonctions (ou archétypes d’action) et les rôles (personnes-types) sont donc des éléments abstraits qui peuvent être « remplis » (animés) par des éléments textuels conctrèts, par des motifs (All.: « Motiv », Angl. « motive »). gif Cette méthode taxonomique permet non seulement de dégager une liste de ces éléments, mais aussi de donner une une « formule » de la structure du conte, c’est-à-dire une liste qui contient (1) la situation de départ, (2) les fonctions de l’intrigue regroupées en séquences qui définissent des thèmes (comme illustré dans la fig.1), et (3) la fin. Une séquence commence par la formulation d’un problème et se termine par sa résolution.


Figure: La structure des contes d’après Propp

Les listes des 32 fonctions et des 7 rôles représentent aussi un inventaire systématique du conte russe. Elles ne constituent pas seulement une sorte de lexique d’éléments narratifs, mais une simple grammaire, car il existe un ordre légal ou normal de l’occurence des fonctions. Sous un autre angle la nature séquentielle des 32 fonctions définit une structure prototype (ou idéal-type) du conte russe. Le lexique des motifs et son rapport avec cette grammaire sont des sujets de recherche que Propp a jugé moins intéressants. Or ces 32 fonctions sont déjà des motifs. Ce ne sont pas des catégories syntaxiques au sens traditionel du terme, mais des séquences d’ abstractions sémantiques d’actions possibles. Ainsi les fonctions sont, au fonds, des motifs d’action.

Source :

À la suite d’une rigoureuse analyse, Propp arrive à la conclusion qu’il n’y a que 31 fonction dans le conte traditionnel russe et que celles-ci couvrent tout l’éventail des actions significatives à l’intérieur des contes. Bien qu’elles ne soient pas toutes présentes dans tous les récits, tous les contes analysés présentent ces fonctions selon une séquence invariante :

A/ Prologue qui définit la situation initiale

(en dehors des fonctions à proprement parler).

B/ Séquence préparatoire

  1. Absence / éloignement (un des membres d’une famille est absent du foyer, mort) ;
  2. Interdiction ;
  3. Transgression ;
  4. Interrogation (l’agresseur interroge le héros ou vice-versa) ;
  5. Information (sur l’agresseur, sur le héros , …) ;
  6. Tromperie ;
  7. Complicité involontaire (le héros « tombe dans le panneau, est abusé par crédulité ou par un artifice magique) ;

C/ Première séquence

  1. Le méchant cause un dommage à un membre de la famille (Méfait sur un être cher, vol d’un objet magique, …) ;
  2. On apprend l’infortune survenue. Le héros est prié ou commandé de la réparer (Appel ou envoi au secours) ;
  3. Le héros accepte ou décide de redresser le tort causé (Entreprise réparatrice) ;
  4. Départ du héros ;
  5. Le héros est soumis à une épreuve préparatoire de la réception d’un auxiliaire magique (Première fonction du donateur) ;
  6. Le héros réagit aux actions du futur donateur (Réaction du héros);
  1. Transmission (un auxiliaire magique est mis à la disposition du héros)
  2. Déplacement, transfert du héros : le héros arrive aux abords de l’objet de sa recherche (Transfert d’un royaume à un autre)
  3. Combat entre le héros et l’antagoniste
  4. Le héros est marqué par son combat (cicatrice, blessure, …)
  5. Victoire sur l’antagoniste

D/ Deuxième séquence

  1. Réparation du méfait ;
  2. Retour du héros ;
  3. Poursuite (persécution) du héros ;
  4. Secours (le héros est sauvé) ;
  5. Arrivée incognito du héros ;
  6. Imposture (le faux héros prétend être l’auteur de l’exploit) ;
  7. Tâche difficile (imposée au héros) ;
  8. Accomplissement de la tâche ;
  9. Reconnaissance du héros ;
  10. Le faux héros ou l’antagoniste est démasqué ;
  11. Transfiguration du héros ;
  12. Châtiment de l’antagoniste ;
  13. Le héros se marie et/ou monte sur le trône.
CMLO Centre en Littérature Orale

Comme nous le fait remarquer Nicole Belmont, Claude Lévi-Strauss, suite à ses études sur les mythes, apporte une critique intéressante aux fonctions de Propp:

Chez Propp le formalisme aboutit à la découverte qu’il n’existe en réalité qu’un seul conte. Dès lors […]  nous savons ce qu’est le conte, mais comme l’observation nous met en présence, non pas d’un conte archétypal, mais d’une multitude de contes particuliers, nous ne savons plus comment les classer. Avant le formalisme, nous ignorions sans doute ce que ces contes avaient en commun. Après lui, nous sommes privés de tout moyen de comprendre en quoi ils diffèrent. On a bien passé du concret à l’abstrait, mais on ne peut plus redescendre de l’abstrait au concret.

Source :

Lévi-Strauss Claude, 1958, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 316 p.
, pages 139-179 de la deuxième édition de 1973, cités par

Ténèze Marie-Louise, 2004, Les contes merveilleux français: recherche de leurs organisations narratives, s.l., Maisonneuve & Larose, 172 p.
à page 158.

Ce sera justement Marie-Louise Tenèze qui développe, à partir de la critique de Claude Lévi-Strauss une approche relevante pour la littérature orale.

Acceptant comme hypothèse de départ la conclusion de Propp sur l’unité morphologique de cette classe particulière de contes populaires, mais s’appuyant fermement sur la reconnaissance des contes-types telle qu’elle fonde le Catalogue, l’auteur propose la découverte d’un ordre interne du genre par la mise en évidence de groupes et de sous-groupes : ceux-ci sont définis par la hiérarchie de  » choix  » reconnus comme distinctifs qu’ils réalisent. L’organisation narrative de 80 contes-types – tels qu’ils sont réalisés dans la tradition orale française – est ainsi comparativement située. In fine, l’auteur s’interroge sur la signification de la composition en 2  » mouvements  » structurellement différents caractéristique de beaucoup de nos contes merveilleux.

Source :

Wanlin Nicolas, 2004, « Quatrième de couverture » dans Les contes merveilleux français: recherche de leurs organisations narratives, s.l., Maisonneuve & Larose.

Cela peut donc être représentatif non seulement de l’importance des fonctions élaborées par Propp, mais également comme cette notion rentre dans la réflexion sur la littérature orale dans sa globalité.

Pour aller plus loin

Abry Christian, 2006, " Marie-Louise Tenèze, Les Contes merveilleux français. Recherche de leurs organisations narratives ", Féeries. Études sur le conte merveilleux, XVIIe-XIXe siècle, 1 février 2006, no 3, p. 393‑397. Download
Bédier Joseph (1864-1938) Auteur du texte, 1893, Les fabliaux : études de littérature populaire et d'histoire littéraire du Moyen âge / par Joseph Bédier, s.l.
Belmont Nicole, 2017, " L'univers merveilleux des contes. Hommage à Marie‑Louise Tenèze (1922‑2016) ", Cahiers de littérature orale, 11 octobre 2017, no 82, p. 149‑161. Download
Brémond Claude, 1968, " Postérité américaine de Propp ", Communications, 1968, vol. 11, no 1, p. 148‑164.
Brémond Claude, 1977, « Postérité soviétique de Propp.(Suite et fin) », Cahiers de Littérature Orale Paris, 1977, no 3, p. 118‑168.
Bremond (1929-2021) Claude, 1973, Logique du récit, s.l.
Greimas Algirdas Julien, 1965, « Le conte populaire russe (analyse fonctionnelle) », International Journal of Slavic Linguistics and Poetics, 1965, vol. 9, p. 152‑175.
Lafforgue Pierre, 1986, « Le conte et sa fonction organisatrice », Revue de laryngologie, d’otologie et de rhinologie (1919), 1986, vol. 107, no 4, p. 265‑270.
Lévi-Strauss Claude, 1958, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 316 p.
Piffault Olivier, 2001, Il était une fois les contes de fées, Paris, Seuil, 576 p.
Propp Vladimir, 1965, Les transformations des contes fantastiques, s.l., Paris (coll. « Théorie de la littérature »).
Propp Vladimir Iakovlevitch, Gruel-Apert Lise, Fabre Daniel Préfacier et Schmitt Jean-Claude Préfacier, 1983, Les racines historiques du conte merveilleux, Paris, France, Gallimard, xxii+484 p. Download
Propp Vladimir Âkovlevič, Meletinskij Eleazar Moiseevič et Propp Vladimir Âkovlevič, 1973, Morphologie du conte  suivi de Les transformations des contes merveilleux, traduit par Marguerite Derrida, traduit par Tzvetan Todorov et traduit par Claude Kahn, Paris, Seuil (coll. « Points »), vol. 1/, 254 p.
Simonsen Michèle, 1984, " Chapitre VII - L'analyse morphologique du conte populaire " dans Le Conte populaire, Paris cedex 14, Presses Universitaires de France (coll. " Littératures modernes "), p. 51‑58.
Ténèze Marie-Louise, 2004, Les contes merveilleux français: recherche de leurs organisations narratives, s.l., Maisonneuve & Larose, 172 p.
Wanlin Nicolas, 2004, « Quatrième de couverture » dans Les contes merveilleux français: recherche de leurs organisations narratives, s.l., Maisonneuve & Larose.
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