Fiches ancrages

SUISSE

Littérature orale suisse

La Suisse romande

Historiquement, la plus grande partie de la Suisse romande, à l’exception du Jura, appartient au domaine linguistique du franco-provençal, langue qui est encore utilisée par la dernière génération de locuteurs fribourgeois (gruériens) et valaisans. Ces parlers reflètent également un patrimoine immatériel des connaissances qui témoignent, en Suisse romande comme ailleurs, d’un ancrage très fort au territoire. Un riche corpus de contes, légendes et récits inédits en franco-provençal valaisan illustrera bien l’attachement des habitants à l’espace géographique et anthropique.

Dans le cadre d’un projet « Sinergia« , axé sur le Patrimoine immatériel, des chercheurs Suisse travaillent actuellement sur un important corpus de manuscrits reflétant la tradition orale de deux régions linguistiques différentes de la Suisse romande : le Jura et le Valais.

Il s’agit de contes et récits inédits recueillis sur le terrain au cours du XXe siècle lors de veillées et de rencontres informelles, situations ancrées dans la réalité quotidienne d’autrefois. Comme l’a bien démontré Simonsen, la pratique du « contage » a presque disparu en Europe, hormis pour les enfants.

Il est regrettable que les folkloristes se soient intéressés prioritairement au contenu des contes et non aux conditions de réalisation de la narration orale (en tant que forme esthétique originale et phénomène anthropologique).

Il existe d’ailleurs une abondante littérature de tradition orale destinée au grand public et beaucoup de contes recueillis par des dialectologues avec des objectifs linguistiques, mais ces matériaux n’ont pratiquement jamais été exploités de manière scientifique et les questions qui nous concernent sont très peu étudiées.

Les matériaux permettent de documenter encore la pratique naturelle de la transmission orale d’un savoir culturel et ethnographique. Pour les deux sous-corpus  disponibles, jurassien et valaisan, nous possédons également les informations concernant les pratiques du travail de la collecte, la date, le lieu et l’identité du conteur, détails qui sont souvent absents dans les éditions de contes et récits. Il faut cependant souligner que ces matériaux ne sont pas des ethnotextes ou des transcriptions phonétiques précises, mais des notations écrites de la part des enquêteurs. Le transfert à l’écrit d’une version orale, sans le support d’un enregistrement, est un exercice difficile et exigeant : la tradition écrite exerce inévitablement une influence sur l’enquêteur.

L’étude scientifique de la littérature orale a pris le relais des grandes collectes des folkloristes des XIXe siècle et début du XXe siècle. Elle constitue une discipline carrefour ouverte sur des approches interdisciplinaires (littérature, histoire, ethnologie, linguistique, psychologie, psychanalyse, pédagogie, orthophonie) et embrasse une diversité de formes et de genres en perpétuel mélange et renouvellement. Les anthropologues ont beaucoup travaillé sur les contes. Pour eux, étudier la littérature orale est un moyen de comprendre une société, ses idées, ses croyances, ses valeurs et sa manière de négocier les relations sociales dans un espace donné.

Il est nécessaire de distinguer, parmi les genres de cette tradition populaire, un plus ou moins grand degré de formalisation puisque il y avait des textes qui pouvaient être modifiés au cours de la narration et d’autres, par contre, immuables, fixés par des formes métriques ou musicales.

Parmi les textes qui peuvent être modifiés, on trouve les contes proprement dits qui, à cause de leur complexité et de leur longueur, peuvent à chaque répétition présenter des variantes lexicales ou stylistiques, tout en conservant les motifs et l’ordre de déroulement. La pratique du contage, propre à chaque civilisation humaine, comprend les légendes, les anecdotes et les récits, les contes proprement dits pour les enfants, les contes d’animaux et de magie (dans lesquels apparaissent des éléments surnaturels), avec des thèmes largement répandus en Europe, transmis par des conteurs et conteuses professionnels ou non.

Il est regrettable qu’une bonne partie de cette documentation ne nous soit pas parvenue dans sa version originale : au début du XXe siècle, le folkloriste Arnold Van Gennep a recueilli sur le terrain des centaines de contes en Savoie et dans le Dauphiné, mais ces contes sont publiés en français. Il en est de même des Novelle italiane publiées dans les années 1960 par Italo Calvino, Novelle qui sont des versions italiennes des textes dialectaux provenant de presque toutes les régions italiennes et de la Corse.

Le corpus valaisan est constitué d’environ 300 récits franco-provençaux manuscrits et inédits recueillis par Rose-Claire Schüle dans sa monumentale entreprise ethno-linguistique conduite dans la commune de Nendaz depuis 194619, ainsi que d’une dizaine de contes manuscrits recueillis dans la même commune en 1906 par Jules Jeanjaquet, conservés aux archives du Glossaire des patois de la Suisse romande (GPSR). Schüle a noté les récits que les gens racontaient spontanément pendant les veillées ; à Nendaz, à cette époque, la pratique du contage n’était pas liée à un conteur spécialisé.

Ce corpus témoigne encore d’une transmission orale et naturelle d’un savoir culturel et ethnographique.

Si, d’un côté, les contes, légendes, récits véhiculent des motifs connus partout en Europe, ils témoignent de l’autre d’un ancrage très fort au territoire. L’espace géographique est ainsi toujours très bien précisé : la localisation exacte des lieux où se déroule l’action avec une abondante utilisation des déictiques. Il en va de même des personnages qui sont évidemment originaires des lieux de la commune : fées de Brignon, fées de Clèbes, fantôme du glacier du Giétroz, fantôme du Rhône, lac magique de Valais, etc., et nous dévoilent aussi des pratiques et des activités liées au territoire, à l’espace anthropique. Ainsi, le récit de L’homme qui épousa une fée nous apprend qu’un système particulier de maturation du blé était utilisé autrefois à Nendaz, alors que le récit Le fantôme du Giétroz nous renseigne sur les croyances et les conventions liées à certains espaces communautaires, à savoir les alpages.

Dans de très nombreux récits de l’arc alpin, un personnage plus ou moins mythique récompense un être humain, généralement une femme, pour un service rendu en lui offrant des objets apparemment sans valeur comme une poignée de charbons ou de feuilles. Comme la personne est gratifiée de ce qui lui semble bien inutile, elle ne s’en préoccupe pas lorsqu’en route, la majeure partie des éléments s’échappent de son tablier ou de son récipient. Arrivée à domicile, une particule, restée cachée à l’insu de l’héroïne, se révèle être de l’or. Malgré une recherche entreprise immédiatement, les charbons ou feuilles dispersés auparavant restent introuvables.

* 21 Les récits ont été transcrits par Schüle en système « Boehmer-Bourciez », ils ont été ensuite trans (…)

28Dans le récit de Nendaz (reproduit ici en en alphabet phonétique international, avec les indications du lieu et de la date de l’enquête, avec les initiales du témoin, le tout accompagné d’une traduction littérale) il s’agit d’une petite fille qui rend service à une fée. Cette dernière la récompense généreusement en lui demandant toutefois de ne pas chercher à savoir quelle est sa récompense avant d’être arrivée chez elle. La curiosité l’emporte et la fille se retrouve avec des objets de peu de valeur (des feuilles). Ce récit est encore bien connu par les habitants de Nendaz et, lors d’une enquête de terrain en avril 2011, nous avons pu en enregistrer une version actuelle en francoprovençal. Observons maintenant la présence des expressions spatiales, marquées en gras dans un extrait de ce récit :

Les feuilles changées en or

Du temps où il y avait des fées en bas dans les trous du Chédéon, une fillette de Brignon22 en avait une comme marraine. Une fois cette fée était venue demander de la crème à la mère de la fillette. Mais elle n’en avait pas parce que les vaches étaient en haut en haut au mayen à Planchouet et que les hommes n’étaient pas encore en bas avec le lait. La mère a dit qu’elle l’aurait fait porter en bas par la fillette. Quand le lait est arrivé, elle en a rempli une mestrette23 et l’a fait apporter en bas par la fillette. Quand la fée a eu vidé le récipient, elle est sortie et quand elle est rentrée dedans la mestrette avait le couvercle fermé. Elle l’a donnée à la fillette en lui disant de porter cela en haut à sa mère mais qu’elle devait faire attention de ne pas l’ouvrir. Lorsque la petite a été un bout plus haut, elle a été curieuse de voir ce qu’il y avait dedans. Elle a ouvert la mestrette. Elle était pleine de feuilles de bouleau. La fillette a pensé qu’il n’y avait aucun besoin de rapporter en haut cela à sa mère, qu’en haut, à la maison, il y en avait assez. Elle a renversé le récipient et a remis le couvercle à la mestrette.

La fée qui épousa un humain

Il y avait une fois un homme qui avait épousé une fée des Crêtes de Brignon. Mais personne savait qu’elle était une fée parce que celle-ci avait dit qu’il fallait garder le secret. Au bout de quelques années ils ont eu deux filles et ils s’entendaient très bien. Mais la fée lui dit qu’il n’aurait jamais fallu lui dire « fawa arâdze, chervâdze » et ils continuaient de vivre heureux ensemble. Une fois, lui [le mari] était parti pour deux trois jours. La femme, bien que le blé eût été encore fin vert, le coupa et l’entassa24 au raccard avec des branches de verne [aulne]. Quand lui [son mari] il a été rentré à la maison et qu’il a vu ça, il s’est fâché et il a crié « fawa arâdze, charvâdze ». Il y a eu un gros coup de tonnerre, il a fait une monstre flamme, la fée disparut. Quelques jours après, il y a eu de monstres orages avec de la pluie et de la grêle et tous les blés des autres ont été détruits. Avec le printemps le sien [de blé] était bien mûr au raccard. La fée venait tous les jours quand lui était loin, pour s’occuper des petites et un jour le père a dit à celles-ci qu’elles eussent dit à la maman qu’elle pouvait bien rentrer, qu’il n’était plus fâché. Mais la fée a dit aux filles de dire au père qu’il ait été cette nuit dehors derrière la porte. Celui-ci il a bien été dehors et il a vu un gros serpent qui se dressait en haut et s’enroulait autour de lui et mettait sa tête contre son visage. Celui-ci a eu peur et il a éloigné la bête avec la main. Il y a eu une grande clarté et le serpent est parti. La fée continua de venir soigner les filles mais lui ne l’a plus jamais vue.

Le fantôme du Giétroz, du glacier du Giétroz

C’était le jour de la désalpe, outre à Bagnes, et puis bien sûr, un [propriétaire] quand a voulu mettre sa vache à l’étable, la vache est partie. Elle était remontée. Il a repris le chemin de la montagne, et, en haut ! Il est allé en haut après [la vache]. Quand il est arrivé en haut, sous les chottes [étables d’alpage], il a entendu du trein [bruit] en haut dans les chottes. Et puis est arrivé en bas un à sa rencontre. Il puis a dit, a dit : « Toi, tu viens en haut chercher ta vache, tu as laissé manquer ta vache ; mais viens seulement dedans un moment avec nous. » Et celui-ci a dit que oui, qu’il n’était monté que pour chercher la vache. Il est venu dedans, ils étaient tous, ils étaient une bande de messagers [travailleurs à l’alpage], ils faisaient la fête. Ils faisaient le souper et ils ont présenté le souper à celui-ci. Celui-ci n’a pas voulu […]. Après, un étourdi a dit alors, a dit : « Oh ! moi, je n’ai pas peur d’aller en haut à la montagne. » Il a dit, « moi, je veux aller en haut voir moi-même cette bande qui font un souper là-haut ! ». Les autres ont pensé lui dire : « Ouais ! Laisse tranquille, ils n’ont fait de mal à personne, laisse cette bande tranquille, ne va pas là-haut ! ». Celui-ci était un peu fou et fanfaron. Il est parti en haut un soir. Et puis, le fromager de l’alpage a dit, a dit : « Eh bien, pour faire voir que tu as vraiment été là-haut, tu prendras le couteau », il avait laissé le couteau qu’il employait pour le fromage, fiché dans la poutre maîtresse. Et celui-ci est parti en haut, quand il est arrivé en haut près des chottes, il est arrivé au couteau, il n’a vu personne. Et puis après ils lui ont dit, ont dit : « Toi, toi tu viens en haut pour nous déranger, pour curioser. » […]

tirées de : Langue et patrimoine immatériel de federica Diémoz.(Lire)

En Suisse cependant, la récolte des témoignages oraux était depuis assez longtemps l’une des méthodes habituelles de l’historiographie régionale; elle le devint encore davantage dès les années 1980, avec les précautions scientifiques nécessaires. Elle trouva en outre des champs d’application dans la recherche biographique, dans des enquêtes portant sur les origines et la reconstruction de la mémoire collective, dans l’histoire des femmes et dans l’histoire culturelle.

Le plus grand projet d’histoire orale conduit en Suisse à ce jour est celui de l’Association Archimob qui, avec l’aide de subventions publiques, a enregistré en vidéo 555 entretiens (menés entre 1999 et 2001) avec des témoins évoquant leurs expériences de l’époque de la Deuxième Guerre mondiale.

Bibliographie

Les vieux contes du Jura : (Lire )

Histoires et Légendes de Suisse (Lire )