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ALGÉRIE

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La littérature orale du l’Afrique du Nord
par Émile  Dermenghem

L’Afrique du Nord est un vieux pays recouvert, depuis des millénaires, par de successives invasions qui ont déposé leurs apports en couches, qu’il n’est pas toujours facile de distinguer.
C’est la terre où s’affrontent, se rencontrent, s’unissent, avançant, reculant tour à tour, l’Orient et l’Occident d’une part, l’Europe et l’Afrique de l’autre.
C’est une île,  » l’île d’Afrique « , disaient les anciens géographes arabes, une île de terre rouge entre la mer bleue et les sables d’or. C’est aussi, comme nous le verrons, la dernière étape du jardin des Hespérides. où les Pommes d’Or de la connaissance, sont gardées par le Dragon mythique et les Filles de la Nuit.
L’âme berbère et l’âme arabe s’y affrontent de même. L’âme berbère, celle d’une des plus vieilles, plus mystérieuses et d’ailleurs, complexes races qui soient, où l’on trouve peut-être les survivants de la race de Cro-Magnon, les descendants de celle de Chancelade, les héritiers des artistes du Magdalénien : race violente, comprimée, pleine de complexes, tiraillée entre les influences extérieures, mais repliée sur soi, entêtée. courageuse, et dont la poésie, limitée mais âpre, se plaît à ruminer ses malheurs. s’évade dans un rêve désordonné. L’âme arabe, orientale, plus souple, plus fine, plus aérée, dont la poésie ne se lasse pas de chanter la beauté du monde et les charmes de la vie, ou de trouver une douceur à se lamenter mélodieusement sur les souffrances du cœur et les épreuves du désir.

Cette situation générale de l’Afrique du Nord maghrébine où sont venus s’accumuler les traditions et les folklores, fait le grand intérêt de l’étude de ceux-ci. De même le complexe des races, diversement mais toutes fortement imaginatives et poétiques, fait-la qualité et l’intensité de cette littérature .populaire.
Cette littérature populaire est représentée par des genres nombreux en arabe dialectal, ou dans les différents parlers berbères depuis le chaouïa de l’Aurès et le kabyle jusqu’au riffain, au chleuh de l’Atlas et au sousi.

À côté des poèmes épiques, lyriques ou satiriques que les meddahs récitent sur les places et marchés, des ravissants petits poèmes des femmes citadines : haoufis, aroubis, bouaqel, qui disent avec une simplicité fleurie les espoirs, les joies et les peines de l’amour, des isefra kabyles, courts poèmes d’un accent souvent amer et âpre qu’on ne cesse d’élaborer sur l’amour, les rigueurs du destin, les évènements et la politique, il y a toute une littérature orale, si l’on petit dire. en prose.

THÈMES HAGIOGRAPHIQUES

Il y a d’abord les légendes hagiographiques. Elles attribuent aux saints d’extraordinaires miracles qui se ressemblent souvent et auxquels on croit, plus ou moins sans y croire tout à fait. Certains expriment sous une forme stylisée, de profondes vérités mystiques, comme celle de la Lalla Mimouna répandue en divers endroits et dont nous retrouvons l’analogue jusque dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. C’était une pauvre négresse ignorante qui ne savait pas les formules de la prière canonique. Un capitaine (le navire les lui apprend. Elle les oublie et court après le navire, en marchant sur la mer, pour les redemander. Elle revient, les oublie (le nouveau et se contente de répéter sans cesse : «  Mimouna connaît Dieu et Dieu connaît Mimouna « , ce qui est l’alpha et l’oméga de la mystique.

UN HÉROS MÉDITERRANÉEN

Il y a les contes plaisants et humoristiques, forts nombreux, plus ou moins affinés, spirituels ou grossiers, selon les divers milieux paysans ou citadins. Le héros principal est Si- Joha. célèbre dans le monde méditerranéen (Nasreddin Khodja qui a son tombeau en Anatolie, Goha fameux en Égypte, Giufa, Giuca en Italie), qui tient à la fois de l’Esope grec, du Calino, du M. de La Palisse et du Panurge français. Si Joha est tantôt un franc imbécile, tantôt un malin qui se sert de sa balourdise pour jouer de fructueux tours à ses concitoyens ou leur faire entendre de sévères vérités. Il est d’origine arabe et cité dans le Fihrist du IX- siècle, mais a été largement adopté par les berbères, chez qui il a d’ailleurs des émules fort voisins et non moins savoureux comme Bechkerker de l’Aurès, Si Moussa et Brouzi du Riff, de même que les tribus arabes ont leur Ben Chekran, le fils de l’ivrogneBou Kerch, l’homme au ventre ou Bou Hamar, l’homme à l’âne. C’est ce Joha qui répondait à quelqu’un lui annonçant que le feu était à sa maison, «  Adressez-vous à ma femme. C’est elle qui S’occupe des affaires de la maison « . C’est lui qui s’écriait quand on lui annonçait des voleurs chez lui «  Plut au ciel qu’ils trouvent quelque chose à voler ! « . C’est lui encore à qui un voisin demandait de lui prêter son âne : «  Mon âne n’est pas là « , répond Joha. L’âne se met alors à braire dans l’écurie –  » Tu vois bien qu’il est là, dit le voisin – Homme sans éducation, réplique Joha, tu crois un âne de préférence à moi qui suis un vieillard respectable à barbe blanche.  »

LÉGENDES COSMIQUES

Il y a des légendes historiques, géographiques, religieuses,, destinées comme partout à expliquer telle particularité du pays ou des habitants, les origines de telles tribus, ou de telle espèce animale, qui conservent les souvenirs déformés des antiques épopées, ou qui anticipent sur l’avenir pour annoncer la fin des temps et le règne futur du Mahdi (Le mahdi est le rénovateur de la religion, qui, selon quelques traditions, fera triompher l’Islam et la justice, et aidera Jésus à tuer l’Antéchrist ou Dajjâl, avant la fin du monde.) justicier. Les légendes mythiques, si nombreuses en Afrique Noire, sont rares, et cela s’explique par le triomphe de l’Islam et du Coran qui, sur ce plan, doivent théoriquement répondre à tout. Frobenius en a recueilli pourtant en Kabylie une fort curieuse, mais à ma connaissance, quasi unique, qui permettrait de retrouver dans le vieux fond berbère le souvenir des classes matrimoniales étudiées par les ethnologues. Le premier homme et la première femme vivaient sous terre séparément. Ils se découvrent et se disputent près d’un puits. Ils ont cinquante fils et cinquante filles qui vont dans des directions différentes, voient un jour une lumière,. trouvent un. orifice et arrivent à la surface de la terre, de chaque côté d’une rivière, découvrent un gué. Les garçons se baignent, observés en secret par les filles, dont la plus audacieuse, après avoir provoqué une bataille générale, ouvre les voies nouvelles qui permettent la vie de l’humanité.

CONTES D’ANIMAUX

Les contes d’animaux, cultivés surtout chez les kabyles – nais classiques dans les textes écrits arabes depuis des siècles – tiennent à la fois des fables hindo-gréco-latines et des histoires d’animaux de l’Afrique Noire, moins littéralisées que les premières, moins mythologiques que les secondes. C’est le chacal, le hérisson ou le lièvre qui tiennent généralement la place du lièvre soudanais et du renard européen. Les affinités entre ces contes d’animaux humains et les fables ou récits folkloriques européens sont grandes, compte tenu, naturellement, de la différence des faunes.

CONTES MERVEILLEUX

Toutefois, ce sont les contes merveilleux qui nous ouvrent le plus large horizon et conduisent aux. aperçus les plus suggestifs en raison même du caractère pour ainsi dire rituel que nous serons amenés à y discerner. Cet intérêt et leur valeur humaine sont tels que les problèmes Ils commencent et se terminent par des formules rituelles d’aspect propitiatoire ou déprécatoire,. et on ne doit en principe les dire que la nuit, sous peine de devenir teigneux ou d’avoir des enfants teigneux. Des tabous analogues existent en Europe, Asie, Amérique.
L’universalité du folklore apporte en effet un témoignage saisissant en faveur de l’unité de l’esprit. humain et de l’unité primordiale des traditions et des cultures.

CYCLES, ORIGINES, INFLUENCES, UNITÉ DE L’ESPRIT HUMAIN

Chez les races les plus diverses les mêmes traits de littérature orale se retrouvent et correspondent à des réalités communes. Les thèmes qui combinent ces traits en récits construits se retrouvent presque partout. Il est d’ailleurs, à mon avis, impossible de préciser le berceau originel de ces récits. Cosquin, à qui l’on doit tant de recoupements précieux, croyait pouvoir le placer dans les Indes. Ce doit être souvent vrai, mais non toujours, puisque l’on a retrouvé dans les tombes de l’ancienne Égypte des contes bien plus anciens que tous ceux des Indes, et qui continuent à courir le monde sur les lèvres des aïeules à la longue mémoire, qui n’ont certainement pas lu Hérodote ni Maspero.
Certains de ces cycles de contes ont une aire plus étendue. On a relevé pas moins de cinq cents variantes de Cendrillon dans plusieurs continents. Quant au conte de  » l’adroit voleur « , dont j’ai recueilli moi-même sans les chercher, quatre variantes arabes ou kabyles, et qui se trouve précisément transcrit par Hérodote au Vme siècle avant Jésus-Christ, il se rencontre dans quatre parties du monde et il est parvenu par l’Est et par l’Ouest sur les deux rives de l’Océan Pacifique, au japon et au Chili.
Cette extension des thèmes implique des rapports très anciens et très fréquents entre populations. Ces rapports peuvent être aussi relativement récents et, à vrai dire, les contaminations continuent à se faire sous nos yeux.
Pour ce qui est de l’Afrique du Nord, le rôle des invasions arabes à partir du VII » siècle de notre ère, dans la dissémination des contes, est incontestable. Beaucoup sont arrivés ainsi au Maghreb par la rive de la Méditerranée, comme ils arrivaient au fond de la Bretagne en passant par les Balkans et l’Italie. Mais les Berbères, au témoignage d’Ibn Khaldoun, possédaient déjà une foule de contes, et le contraire serait étonnant.
Pour ce qui est du folklore kabyle, il est évidemment fortement arabisé, (le même que nombre de contes que l’on recueille actuellement en arabe peuvent être d’origine berbère, les deux séries pouvant d’ailleurs avoir en commun une origine plus lointaine. Il est difficile de faire le tri entre ce qui est oriental ancien, oriental plus récent, autochtone, ou d’affinité occidentale, européenne, ou encore nègre.
On peut tout de même dire en gros que certains groupes de contes comme ceux du genre «  Petit Poucet  » se rattachent plutôt au folklore occidental, tandis que ceux dont on retrouve l’exemple dans les «  Mille et une Nuits  » sont plutôt d’obédience orientale et de transmission arabe.
Du premier genre, plutôt «  occidental « , nous trouvons en Afrique du Nord, de nombreux contes tantôt du type Petit Poucet, tantôt du type Tom Pouce, voisins entre eux. Les héros portent généralement le nom de Mqidech ou celui de Haddidouan. Mqidech, dernier né d’une nombreuse famille, sauve par son intelligence ses frères souvent ingrats, et les empêche d’être victimes d’une ogresse. Haddidouan lutte seul et, comme pour son plaisir, très sportivement, avec l’ogresse (Ghoula en arabe. Tériel en kabyle). Il lui joue des tours. Il est pris. Il va être mangé. Il réussit à se substituer la fille de son adversaire qui généralement périt dans les flammes avec ses congénères.
D’autres contes, assez nombreux recueillis en Afrique du Nord, tant chez les arabes que chez les berbères, sont plutôt  » orientaux  » et ont pu être apportés avec les invasions arabes du moyen âge. La chose est claire, quand il s’agit de récits calqués sur ceux qui ont fait leur entrée dans la gran-de littérature écrite avec les Mille et une Nuits vers le Xème siècle.
Voici par exemple un conte kabyle que j’ai recueilli sous le titre El Ghoul Amelloul et sa sœur Hadezzine, et un conte que j’ai trouvé à Fès, sous le titre La conquête de l’Arbre vert. Ils ont des analogues à Blida, à Marrakech. Ils en ont aussi en Egypte, en Grèce, en Italie, en Lorraine, à Troyes, à Madagascar, etc… Ils sont des variantes du conte des Mille et une Nuits intitulé : Les deux sceurs jalouses de leur cadette, dans la traduction Galland, et Farizade au sourire de rose de là traduction Mardrus. On y retrouve les traits des femmes jalouses, des nouveau-nés jetés dans un coffre à la mer, des conseils perfides de la vieille, de. la conquête d’objets merveilleux parmi lesquels l’Oiseau qui révèle la vérité. Voici encore le conte kabyle que j’ai publié sous le titre : La jinnia du Jebel Waq Waq (La fée de la montagne Waq Waq. Cette montagne légendaire, habitée par les génies et qui joue un grand rôle dans les Mille et une Nuits, s’élève dans une île lointaine qu’on identifie parfois avec Madagascar ,ou Sumatra.), qui suit dans ses grandes lignes l’histoire de Hassan et Bassri des Mille et une Nuits du Dr Mardrus, un des types de contes les plus répandus à peu près dans le monde entier et jusque chez les Algonquins : bain des femmes-oiseaux à la robe de plumes, mariage du héros avec l’une d’elles, séparation, reconquête, poursuite avec métamorphoses.

LE SENS PROFOND DES CONTES

Outre leur valeur esthétique variable et le plaisir qu’ils procurent aux petits et aux grands, l’intérêt des contes est dans ce qu’ils nous transmettent, à leur manière, des traditions primordiales de l’Humanité.
Ils nous apportent des lumières sur des conceptions primitives en même temps que sur la grande aventure humaine de la réalisation spirituelle. On y trouve des références à des coutumes ethnographiques, à des usages préhistoriques continués parfois jusqu’à nous, comme le tabou nuptial nocturne qui est le nœud du fameux conte de Psyché. On peut y reconnaître avec Saintyves le souvenir de vieilles liturgies populaires saisonnières ou initiatiques, notamment des rites très impressionnants qui marquent chez beaucoup de peuples l’initiation des  » classes d’âges  » à la puberté. Il n’est pas difficile de reconnaître dans les génies, les ogres, les animaux redoutables ou secourables , les personnages liturgiques, grotesques, ou terrifiants, qui prennent part aujourd’hui encore à ces initiations, imposent aux novices des épreuves parfois cruelles, leur font la leçon, les initient aux mystères de la forêt, de la brousse et » aux mythes.
Ne peut-on faire un pas de plus ? Les rites de passage des ethnographes ne sont en somme qu’une partie des rites initiatiques. Il y a des initiations d’ordre métaphysique et mystique qui dépassent la catégorie des classes d’âges tout en ayant en commun avec elles le grand rituel fondamental de mort et de résurrection que l’on retrouve à satiété dans les contes populaires sous forme de dépècement, d’avalement par un monstre ou un animal, de métamorphose, de sommeil, de palais souterrains, de lacs, de forêts, de mers… René Guénomr écrit :  » Le peuple conserve les débris des traditions anciennes. Il remplit en cela la fonction d’une sorte de mémoire collective plus ou moins subconsciente dont le coin tenu est manifestement venu d’ailleurs. Ce qui peut sembler le plus étonnant c’est que, lorsqu’on va au fond des choses, on constate que ce qui est ainsi conservé contient surtout, sous une forme plus ou moins voilée, une somme considérable de données d’ordre ésotérique…  »
« Le mythe, dit Frobenius, trouve sa cristallisation populaire dans le conte correspondant… Dans la caste des prêtres s’est conservée une partie de la sagesse suprême d’une culture depuis longtemps disparue dans sa pureté,-alors que dans le peuple, le mythe grandiose a donné naissance à une délicate création poétique « .
C’est en ce sens, dit encore le grand critique d’art Ananda Coomaraswamy, que «  le savoir du peuple est réellement la parole de Dieu « .  » Vox populi, vox dei « . Et un autre disciple de René Guénon,M. Lebasquais retrouve dans les contes populaires le surnaturel à l’état pur, l’histoire de la progression spirituelle, malgré tous les obstacles, avec l’aide des forces bénéfiques, c’est-à-dire le processus figuré du travail initiatique, la conquête de la connaissance, la réalisation des états supérieurs de l’être.
Cela ne doit pas nous étonner. Les combats stylisés du jour et de la nuit, du printemps et de l’hiver on de l’Automne et de l’Été selon les climats, de la vie et de la mort, les renouveaux de la végétation dans la nature ou de la grâce clans les cœurs, tout cela se correspond sur les divers registres du Cosmos.